Camille Pissarro par Théodore Duret
Camille Pissarro naquit le 10 juillet 1830 à Saint-Thomas, aux Antilles, de parents français israélites. Envoyé jeune en France, pour faire son éducation, il fut mis chez M. Savary, qui tenait une pension à Passy, et qui lui donna ses premières leçons de dessin. Lorsqu’il fut rappelé à Saint-Thomas par son père, en 1847, ses goûts artistiques s’étaient tout à fait développés et il était arrivé à une pratique suffisante du dessin pour pouvoir la continuer, abandonné à lui-même. Son père négociant, le destinait à prendre la suite de ses affaires. Alors commença l’habituel conflit entre le jeune homme, pénétré de penchants artistiques et le père, qui veut l’en détourner.
Le jeune Pissarro, tout en vaquant aux occupations auxquelles son père l’astreignait, trouva le temps de se livrer au dessin. Son maître de pension, à Paris, lui avait dit au départ : « Surtout n’oubliez pas de dessiner des cocotiers d’après nature. » Il dessinait donc des cocotiers d’après nature et les objets qui, autour de lui, frappaient ses regards. En 1852 un peintre danois, Fritz Melbeye, qui passait à Saint-Thomas, intéressé par ses goûts artistiques, l’emmena à Caracas, où il put dessiner tout à son aisé. En 1853, devenu majeur, à même d’adopter la carrière de son choix, il revint en France pour se consacrer entièrement à l’art.
Il se sentit porté vers Corot et entra en relations personnelles avec lui. On doit toujours en histoire tenir compte des dates. Il ne faut donc point se représenter Corot, en 1855-1860, autrement que comme un artiste qui, peignant d’une manière originale, n’était encore apprécié que d’une minorité de peintres et de connaisseurs. Pissarro, en le recherchant, laissait voir tout d’abord sa sûreté de jugement et son besoin d’innovation. Il s’était déjà adonné dans son île de Saint-Thomas à travailler en plein air. Les conseils de Corot, qui recommandait surtout de se tenir devant la nature, ne pouvaient que le confirmer dans cette pratique. Il ne devint donc jamais l’élève régulier d’un de ces maîtres, qui tiennent des ateliers en renom. Il fréquenta seulement de ces académies, où l’on peut dessiner et peindre d’après le modèle vivant et il se consacre à la peinture de paysage. Il réside dans les environs de Paris, en 1859 à Montmorency, en 1863 à la Varenne-Saint-Hilaire, en 1867 à l’Hermitage, à Pontoise. Il envoie pour la première fois au Salon en 1859 un paysage, peint à Montmorency, qui est reçu. Il est refusé aux Salons de 1861 et de 1863. Il expose ses paysages au Salon des Refusés en 1863. Ses paysages sont ensuite reçus aux Salons de 1864, 1865, 1866.
Il peignait alors dans une gamme un peu sombre, dans la manière qui prévalait parmi les peintres influencés par Courbet et Corot. Ses paysages de cette première époque sont particulièrement fermes, par plans simplifiés, dans une gamme de verts et de gris sobres. Mais la sensation du plein air et des valeurs s’y trouve déjà et les oppositions traditionnelles de parties tenues dans l’ombre et d’autres éclairées artificiellement, ne s’y trouvent point. A ce moment Manet survint. Il repoussait la pratique généralement suivies de des oppositions constantes d’ombres et de clairs, pour peindre en pleine lumière et juxtaposer, sans transition, les couleurs les plus tranchées, ce que personne n’avait encore réellement fait. Pissarro fut tout de suite attiré par cette technique. Il fit la connaissance personnelle de Manet en 1866 et lorsque le café Guerbois fut devenu un centre, où les révoltés contre l’art officiel et les audacieux en quête de renouveau prirent l’habitude de se rencontrer avec Manet, il le fréquenta d’une manière suivie. Il s’y li a d’amitié avec Claude Monet et les autres artistes, qui devaient être appelés les Impressionnistes. Il était là un des tenants de la peinture en plein air. Il s’y livrait depuis des années et maintenant il la préconisait, en y appliquant la technique des tons clairs, adoptée par lui et ses amis, comme une heureuse innovation.
Pissarro après s’être marié vint habiter en 1868, à Louveciennes, une maison située sur la grande route de Versailles à Saint-Germain, tout près des arcades de l’aqueduc de Marly. Il devait y rester jusqu’à la guerre et les trois années 1868, 1869 et 1870 lui ont été profitables. Il peint d’une manière de plus en plus claire. S’il était possible de ranger chronologiquement les paysages exécutés à cette époque, on y verrait la progression vers la clarté et la lumière s’accomplir, on pourrait dire jour par jour.
Il n’avait en réalité point vendu de tableaux jusqu’alors. Sa mère lui faisait, depuis son retour en France, une petite pension qui lui avait permis de vivre mais qui cesse à ce moment où, heureusement pour lui, il commence à pouvoir vendre de ses toiles. Celles qu’il peignait à Louveciennes lui étaient en partie achetées par un marchand qu’on appelait le père Martin. C’était un brave homme, qui avait exercé l’état de maçon avant de se mettre à vendre des tableaux. Il était connaisseur d’instinct. Il avait, un des premiers, tenu des tableaux de Corot et de Jongkind, maintenant que ces deux peintres étaient acceptés et que leurs oeuvres atteignaient un certain prix, recherchant de nouveaux venus, il était entre autres allé à Pissarro. Il lui payait ses petites toiles 40 francs.Il s’efforçait de les vendre 80 francs. Quand il ne pouvait y parvenir, il se rabattait sur le prix de 60 francs, satisfait d’un bénéfice de 20 francs. Les petites toiles de cette époque ont aujourd’hui pris place dans les meilleures collections. Elles sont parmi les plus appréciées de Pissarro. Ce sont des vues de la grande route, près de laquelle il habitait, ou la reproduction des motifs champêtres, qui s’offraient aux alentours.
Pissarro se livrait paisiblement à son art, lorsqu’il fut surpris par la guerre, en 1870. Sa maison, dans le rayon de l’investissement de Paris, allait être occupée avec toutes celles du voisinage par les soldats allemands. Il dut l’abandonner précipitamment, y laissant les nombreuses toiles, accumulées depuis qu’il peignait autour de Paris. Ce fut pour lui un désastre. Ses toiles furent perdues. Elles ont probablement été brûlées, car on n’en a point retrouvé de traces. C’est ce qui explique, que ses oeuvres de début, celles qu’il peignit avant 1868, soient si rares aujourd’hui. Pissarro chassé de Louveciennes par l’invasion allemande se réfugia, d’abord dans la Mayenne chez Piette, puis à Londres, où il séjourna pendant la guerre et la Commune. Il y peignit des vues dans les environs, en particulier à Norwood, près du Palais de Cristal. Lorsque la guerre étrangère et la guerre civile eurent pris fin, il rentra en France pour s’établir à Pontoise, où il demeura dix ans, de 1872 à 1882.
A cette époque Cézanne vint résider à Auvers, où se trouvait déjà Vignon. Pissarro tout auprès, à Pontoise allait les retrouver. Ils formèrent ainsi un trio travaillant ensemble, causant de leur art, se communiquant leurs idées. Cézanne n’avait encore guère peint de tableaux qu’à l’atelier. Ce fut à Auvers, à côté de Pissarro et de Vignon, qui eux travaillaient depuis longtemps en plein air, qu’il se mit, avec la ténacité qui lui appartenait, à peindre des paysages directement devant la nature. Ce fut aussi à ce moment qu’il trouva son coloris tout à fait personnel. Il s’était avancé dans une voie qu’il n’avait pas encore parcourue, à l’exemple de ses deux amis, mais lorsqu’il eut développé sa gamme de tons, harmonieuse dans ce qu’on pourrait appeler la violence, les autres surent en profiter. A cette époque Pissarro peint des paysages où entre, pour une part, un coloris éclatant, suggéré par celui de Cézanne.
En faisant l’histoire des Impressionnistes, on a sans cesse à noter l’influence qu’ils ont exercée les uns sur les autres et les emprunts qu’ils se sont faits mutuellement. Unis et engagés dans une même voie, ils se développaient côte à côte. Quand nous parlons ici de l’influence exercée par les uns sur les autres, il ne saurait donc être question de cette sorte d’imitation à laquelle se livrent ces gens qui, lorsqu’un procédé est complet, le prennent tout d’une pièce, pour l’appliquer servilement. Avec les Impressionnistes, il s’agit d’artistes, qui apportent au jour le jour leur part d’invention au fond commun et où chacun profite de ce que les autres ont pu trouver, mais l’adapte, en le modifiant selon son tempérament.
Pissarro avait encore mis des paysages aux Salons de 1868, 1869 et 1870. Établi à Pontoise, il cesse d’exposer aux Salons, pour prendre part activement aux discussions et aux démarches des artistes ses amis, qui doivent amener l’établissement d’expositions particulières. Lorsqu’une première exposition eut lieu sur le boulevard des Capucines, chez Nadar, en 1874, il y mit cinq paysages. Il participe, par l’envoi d’oeuvres caractéristiques, aux expositions qui suivent en 1876, chez M. Durand-Ruel, en 1877, rue Le Peletier. Il a aidé ainsi de la manière la plus active à la manifestation d’art, connue sous le nom d’impressionnisme. Après avoir été un des initiateurs, il devait continuer à rester sur la brèche, en envoyant de ses oeuvres à toutes les expositions, jusqu’à la dernière en 1886. Il a donc grandement contribué par son assiduité à la physionomie qu’elles ont présentées. Or comme ce n’est pas la faveur qu’elles recueillirent d’abord, mais une sorte d’horreur générale qu’elles excitèrent, la vue de son oeuvre est entrée pour une bonne part dans le sentiment de lépulsion éprouvé. Les Impressionnistes avaient en commun certains procédés, qui paraissaient monstrueux et en plus chacun possédait de ces traits, qui, considérés isolément, ne faisaient qu’ajouter à la répulsion que la vue du groupe en son entier avait d’abord fait naître. Cela était particulièrement vrai de Pissarro, qui gardait uue physionomie marquée au milieu des autres.
Pour le définir, par son trait caractéristique, on peut dire qu’il a été le peintre de la nature agreste et de la vie rustique. Il n’a aucunement recherché dans la nature les motifs rares, il n’a point cru que le peintre dût se mettre en quête d’horizons exceptionnels. Les sites, qui lui sont allés directement au coeur, oii il a découvert du charme, ont été ceux qu’on pourrait appeler familiers : les coteaux plantés d’arbres fruitiers, les champs labourés ou couverts de moissons, les pâturages dans la prairie, les villages avec leurs vieilles maisons et les jardins potagers qui les environnent. Ce côté rustique de la nature lui a parlé, autant qu’avaient pu le faire aux autres ces motifs exceptionnels qu’ils avaient recherchés, en s’appliquant encore à les arranger et à les embellir, il s’en est tenu au rendu fidèle des aspects jugés avant lui les plus communs, comme tels déclarés méprisables et alors négligés. Il ne lui ont paru nullement méprisables et il a cru qu’on pouvait en obtenir des images artistiques.
Aussi ses oeuvres, à leur apparition, se sont-elles trouvées, heurter les règles de goût conventionnelles, à l’époque admises et respectées. Les formes ordinaires de la nature, l’apparence de la terre rustique n’avaient encore jamais été aussi systématiquement reproduites. Les spectateurs se croyaient mis en présence de sujets tout à fait vulgaires. L’art, à leurs yeux, devait s’élever dans des régions plus hautes, planer au-dessus de la vie commune et Pissarro, tenant les yeux sur la campagne, pour la voir sous son aspect familier, faisait l’effet d’un rustre. Mais aujourd’hui que le jugement s’est rectifié, qu’on a compris que rien dans la nature n’était bas et vulgaire en soi, on a loué cette rusticité même, qui l’avait d’abord fait mépriser. On lui a su gré de cette probité, qui s’appliquait à rendre la nature en dehors des données conventionnelles. On a aimé la façon dont il exprimait la solitude de la campagne, la paix des villages, la senteur de la terre. Les champs, rendus par lui dans leur simplicité, avaient une âme, ils dégageaient un charme pénétrant.
Il vint résider en 1882 à Eragny-Bazincourt dans l’Oise. Il avait là, sous les yeux, ces campagnes rustiques qui l’attirai en de préférence, et il devait y peindre de ses toiles les plus sincères. Le pays lui plaisait, il voulut s’y fixer définitivement, il y acheta une maison. Il y demeura ainsi des années, peignant des paysages agrestes et il se fût probablement maintenu jusqu’à la fin dans cette voie, lorsqu’une légère infirmité amenée par l’âge l’atteignit. Une affection de l’oeil, sans attaquer la vue, lui rendit impossible de continuer à peindre en plein air. L’oeil ne pouvait plus supporter les intempéries des saisons.
Il avait alors soixante-six ans, mais il n’avait rien perdu de son ardeur et de ses facultés. Le voilà donc qui, empêché de poursuivre plus longtemps la peinture aux champs, pratiquée toute sa vie, va s’engager dans une voie nouvelle, il viendra peindre en ville. Il a trouvé le moyen de continuer à travailler avec son oeil souffrant. Il ne se tiendra plus maintenant en plein air, il exécutera des vues urbaines, à l’intérieur, des fenêtres de maisons. Il commence, en 1896, à peindre de la sorte, à Rouen, les quais, les ponts, les navires chargeant et déchargeant les marchandises. Puis il peint à Paris, l’avenue de l’Opéra, d’une fenêtre de l’Hôtel du Louvre et le Jardin des Tuileries, d’une fenêtre d’une maison de la rue de Rivoli. Il a loué uu appartement dans une maison de la Cité, au numéro 28 de la place Dauphine, la maison même où Mme Roland avait habité. Elle a vue sur le Pont-Neuf’ et la Seine. Il peint des fenêtres, le pont, les quais et le palais du Louvre. Il peindra en dernier les ports de Dieppe et du Havre. Ces vues urbaines constituent une part imprévue, ajoutée à sa production. Elles sont peintes dans tine gamme, qui montre le profit qu’il avait su tirer des procédés successivement apparus, où il avait pensé qu’il y avait à puiser. Son gris fondamental est toujours de ce caractère sobre, qui est le propre de son talent, mais l’enveloppe laisse voir une coloration chaude et une lumière intense.
Lire la suite page 2.
Par Théodore Duret – du livre « Histoire des peintres Impressionnistes » de 1919 au éditions Floury.