Pissarro

Pissarro par Théodore Duret

«Pissarro par Théodore Duret»,

suite de la page 1,

Pissarro était en pleine puissance de travail et, malgré la soixante-quatorzième année qui approchait, ne pensait nullement à s’arrêter lorsque la mort l’a surpris. Il venait de s’installer au n°1 du boulevard Morland. Il allait pouvoir y exécuter une nouvelle série de vues de Paris, lorsqu’il fut pris par un refroidissement, suivi de complications internes. Il succomba le 12 novembre 1903.

Pissarro était de caractère bienveillant et d’humeur paisible. La vie avait développé en lui un grand fond de philosophie. Il avait supporté avec sérénité les années de misère et de déboires, qui suivirent les débuts de l’impressionnisme. Lorsque le succès fut venu, qu’il eut obtenu l’aisance, il en jouit sans rien changer à ses habitudes, et sans rechercher aucun de ces honneurs, décorations ou récompenses qui, aux yeux de la plupart des artistes, paraissent des choses précieuses à recueillir. Il a laissé cinq enfants : quatre fils et une fille. Le fils aîné, Lucien, s’est fait un nom comme peintre et graveur sur bois; le second, comme peintre, signe ses oeuvres du pseudonyme de Manzana.

Pissarro, le peintre de la nature agreste, a su voir aux champs les hommes qui y vivent et y peinent. Il a fait entrer dans ses tableaux les paysans, vaquant à leurs occupations. Indépendamment de ses tableaux à l’huile, il a produit de nombreuses gouaches et tandis que ses tableaux, consacrés surtout aux paysages et aux vues de la nature, ne donnent qu’accessoirement des êtres humains, ses gouaches présentent presque exclusivement des figures et des groupes rustiques. Pour bien connaître Pissarro, comme peintre du peuple des campagnes, il faut donc l’étudier dans ses gouaches.

Pissarro dans son atelier - © Musées de Pontoise - 95300

Lorsqu’au début il avait commencé à peindre des paysans, on avait crié au pastiche de Millet. A cette époque Millet n’était guère compris, ses oeuvres, par leur caractère naturaliste, étaient très attaquées et Pissarro, venant peindre après lui des paysans pris sur le vif, paraissait de ce seul fait, le suivre servilement. Mais maintenant que de loin on peut juger les deux artistes, on se demande, alors même que Pissarro débutant n’avait pas encore développé sa pleine originalité, comment on a pu l’accuser d’imitation, comment on a jamais pu trouver une similitude entre ses créations et celles de son devancier. Millet, apparu aune époque où les formes classique et romantique occupaient presque entièrement le champ de l’art, soulève une vive opposition. Il avait serré la nature de plus près qu’on ne le faisait alors et cela suffisait pour qu’il fût méconnu. Mais Pissarro s’est comporté, par rapport à Millet comme celui-ci avait lui-même fait, par rapport aux classiques et aux romantiques. Il a dévié, plus que Millet, des procédés conventiomiels et ce que Millet avait encore gardé de l’ancienne tradition, il l’a, lui, rejeté.

Ce n’est pas pour rabaisser l’un au profit de l’autre, que nous établissons cette comparaison. Toute manifestation d’art sincère, venue à son heure, a sa raison d’être et garde sa valeur, quelque soient les formes qui peuvent lui succéder. Si nous voulons marquer les différences entre l’art de Millet et celui de Pissarro, entre les êtres rustiques qu’ils ont tous les deux reproduits, c’est pour bien établir le caractère de chacun et constater l’évolution accomplie en art, au XIXe siècle, pour se rapprocher de plus en plus de la nature. Millet, qui a d’abord peint des nus, qui a conservé l’habitude de son époque de peindre la forme humaine en lui donnant une ossature sculpturale, confère à ses paysans une sorte de grandeur d’attitude, il les représente dans des poses choisies, des occupations idéalisées, que l’impressionnisme venu plus tard devait ignorer. Pissarro, en particulier, qui dès son début avait fui les ateliers parisiens, qui s’était tout de suite mis à travailler devant la nature, a rendu les êtres sous ses yeux, avec une simplicité de procédés, une vérité d’observation, dépassant tout ce qui s’était fait avant lui. Ses paysans se présentent donc sans cette part de grandeur superposée que Millet, pénétré pour une part de l’esprit de son temps, n’avait pu manquer de rechercher. Pissarro a très bien su définir le trait qui séparait son art de celui de Millet. Il m’écrivait, eu mars 1881 : « Ils me jettent tous Millet à la tête. Mais Millet était biblique ! Pour un hébreu, il me semble l’être peu. C’est curieux. » Les paysans de Pissarro sont de vrais paysans. Ils ne sont venus d’aucune idée préconçue. Ils n’ont été ni élevés, ni abaissés. Ils apparaissent, dans leurs attitudes campagnardes, avec les mouvements de corps, les expressions de visage, les gestes que leur vie pénible leur a fait prendre. Ils sont saisis dans toute la variété de leurs travaux et de leurs occupations. Ils présentent, avec un charme naïf, l’image sincère de la vie rustique.

Les Impressionnistes, qui ont été essentiellement des peintres, ne se sont guère adonnés à la gravure. Seul Pissarro a produit une oeuvre gravée considérable. Lucien Pissarro a dressé un catalogue des eaux-fortes de son père, où 104 pièces sont décrites. Pissarro s’est essayé de bonne heure à l’eau-forte. On a de lui Une rue à Montmartre en 1865, deux autres pièces en 1865, trois paysages à Pontoise en 1873-1874, le portrait de Cézanne en 1874, deux pièces en 1878. Cependant ces premières productions, survenues à de longs intervalles, n’étaient guère encore, sauf le portrait de Cézanne, que des tentatives, elles n’avaient rien de très caractéristique. Lorsqu’en 1879 il commence à se livrer, de la manière la plus assidue, à l’étude des procédés divers que l’eau-forte peut connaître, et désormais ses oeuvres se multiplieront et recevront, d’une technique savante, une ampleur de formes que ses premiers essais n’avaient pas connue. C’est à l’invitation de Degas que Pissarro devait faire le pas décisif comme graveur. Degas avait conçu une publication qui prendrait le titre Le jour et la nuit, alimentée par les gravures d’artistes originaux. Il avait recruté, comme collaborateurs, Pissarro, Bracquemont, Mlle Cassatt, Raffaelli. On se mit à l’oeuvre ensemble, Degas, avec son esprit de recherche, ne voulut pas qu’on se contentât, pour les gravures à exécuter, du travail ordinaire de la pointe. Il s’était engagé personnellement dans l’essai de procédés plus subtils et plus compliqués, devant donner des effets nouveaux et il entraîna ses collaborateurs dans la même vois. Pissarro, après des recherches soutenues, produisit la pièce qu’il destinait comme contribution au Jour et la nuit. Elle est maintenant désignée, dans le catalogue de ses oeuvres. Paysage sous bois à l’Hermitage, près Pontoise. Importante par les dimensions, 25 centimètres sur 21, elle donne un paysage vu à travers des arbres, dont les troncs et les branches couvrent, jusqu’en haut, le premier plan de l’image. C’est une sorte d’aqua inte, où n’entre qu’accessoirement le travail de la pointe. Pissarro avait bien répondu à l’appel de Degas, mais il ne devait retirer aucun profit de son travail. Le premier numéro ou fascicule du Jour et la nuit, montré à l’exposition de 1880 des Impressionnistes, rue des Pyramides, ne trouva pas d’acheteurs. Pissarro et ses camarades, déçus dans leur espérance de succès, renoncèrent à leur publication, qui est demeurée ainsi mort-née.

Cependant Degas, avec son projet, avait fait entrer Pissarro dans une voie heureuse, qu’il allait maintenant suivre par goût. Il produira donc, à partir de 1899, de nombreuses oeuvres gravées. Il avait une sorte de prédilection pour la ville de Rouen. Il y est allé peindre souvent. Il y a trouvé ainsi de nombreux motifs à graver. Vingt-quatre de ses pièces donnent des vues de Rouen. Les vieilles rues apparaissent dans leur vétusté, on y sent la solitude et l’abandon. Mais la partie principale de son oeuvre gravée est encore consacrée à la vie rustique. On a dans ses eaux-fortes les travailleurs des champs, rendus avec cette même sincérité, qu’il a montrée dans ses tableaux à l’huile et ses gouaches. Ils sont là, avec leurs corps déformés par le travail, dans les poses pénibles que nécessite l’effort prolongé, mais donnant la sensation d’un honnête labeur et d’une tâche accomplie de bonne volonté. Les titres de quelques-unes des oeuvres indiquent à quelle exactitude d’effets, il s’est astreint : Récolte de pommes de terre, Femme cueillant des choux, Gardeuse d’oies, Femme dans un champ de haricots.

Deux grandes planches sont à signaler, par leur puissance et leur mouvement de foule : Le marché de la volaille, Le marché aux légumes à Pontoise, exécutées en 1891. Pissarro a su, à l’occasion, rendre d’autres êtres que les paysans, le Portrait de Cézanne, en 1874, est plein de vie et montre bien l’homme solitaire et replié sur lui-même. Pissarro a de même gravé son propre portrait, il n’a point pensé à s’embellir, il s’est représenté, avec ses lunettes et sa grande barbe, comme un vieillard plein de jours, plus vieux d’apparence qu’il ne l’était réellement.

Il s’est aussi adonné à la lithographie. Il a dû faire quelques essais d’assez bonne heure, vers 1874, mais ce n’est que tard, en 1896, qu’il s’y applique sérieusement. Il produit, à partir de ce moment, les quarante pièces environ, qui forment son oeuvre lithographique. On y trouve des sujets analogues à ceux de ses eaux-fortes, des vues de Rouen, de Paris et des motifs rustiques. Pissarro a montré, dans la lithographie, cette recherche de procédés, qu’il a laissé voir dans les autres moyens dont il s’est servi. Ses images lithographiques ont été obtenues, soit par des dessins faits directement sur la pierre ou plaque de zinc, soit par des dessins sur papier, reportés sur pierre. Il s’est aussi servi du lavis sur la pierre, pour une série de baigneuses. Il a encore dessiné directement sur bois des sujets pris aux travaux des champs. Son fils, Lucien, les a gravés, d’une façon très personnelle, en sachant leur conserver leur saveur rustique.

Par Théodore Duret – du livre « Histoire des peintres Impressionnistes » de 1919 au éditions Floury.

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